Monday, July 25, 2011

Le chemin de croix des veuves de guerre tamoules

Par Jérémy Suyker
 Copyright : Jérémy Zuiker
















REPORTAGE - Très souvent jeunes et avec au moins trois 
enfants pour un tiers d’entre elles, les veuves tamoules
du Sri Lanka ont perdu beaucoup à la mort de leur mari. 
Vues comme des femmes qui portent malheur, elles 
sont souvent victimes d’humiliations et rejetées par 
leurs familles. Reportage dans le district de Jaffna,
cœur de la communauté tamoule du Sri Lanka.    
Cinq paires de souliers sont alignées sur le rebord
de la fe­nêtre. Mais il n’y a pas vraiment de fenêtre,
ni de chaux, de peinture ou de toit. Il n’y a que
l’ossature d’une maison qui pourrait être, si
elle était bâtie, un bel endroit où voir grandir ses enfants.
Dans ce qui sert de pièce commune, les cinq
enfants de Rajavi jouent avec la terre humide,
la transforment en gâteaux avec des moules improvisés.
Deux chaises constituent le seul mobilier de cette
famille tamoule catholique. Un petit miroir accro­ché
sur un des murs fait office de salle de bain. 
Le visage abîmé de Rajavi, 34 ans, y dépose
son empreinte lorsqu’elle se coiffe le matin. Collée à
un mur, une bâche es­tampillée « UNHCR » sert d’abri
pour la famille. Dans cet espace confiné, la mère de
Rajavi cuisine : riz, papadam (galette frite) et quelques
légumes, les rudiments de leur alimentation.Et c’est ici
que dorment, entassés, les sept membres de la 
famille depuis un an. Entassés comme le linge rangé
dans un coin et qui garde les odeurs de curry ainsi que
l’humidité des jours de pluie.
Nous sommes dans l’un des quartiers les plus
 pauvres de Jaffna, la principale ville tamoule du Sri Lanka,
située dans la péninsule du nord. C’est ici 
qu’ont eu lieu de terribles affrontements entre 
l’armée cinghalaise et le LTTE (Tigres de libération 
de l’Eelam tamoul) entre 1983 et la fin des années 
1990. Depuis le dénouement du conflit, il y a deux ans,
on assiste au retour des populations qui avaient
fui la région pendant les affrontements. Parmi elles,
il y a des femmes comme Rajavi, revenues en
catastrophe avec leurs enfants sous le bras,
après plusieurs mois d’enfermement dans les
camps de l’armée sri lankaise.


COINCÉE ENTRE DEUX ARMÉES
 « Mon mari était peintre en bâtiment. Il a été tué
dans une attaque au mortier le 8 mars 2009 alors
qu’il travaillait sur un chantier, raconte calmement
Rajavi. Nous étions alors à Mullaitivu, sur la côte est.
À cette époque, les soldats du gouvernement

combattaient le LTTE. On s’est retrouvé
coincés entre les deux armées qui s’envoyaient
chaque jour des roquettes et des tirs de mitraillettes. »
Une semaine après la mort de son mari, Rajavi est
victime à son tour d’un éclat de bombe et doit
être hospita­lisée d’urgence à Trincomalee, une ville
portuaire située au sud de Mullaitivu. Sur place, on lui
retire les éclats de shrapnel plantés dans son bras droit.
« Je n’étais pas remise de mes blessures quand, une
semaine plus tard, l’armée sri lankaise nous a placés
ma famille et moi dans un camp. »
Internée de mai à octobre 2009 dans un des camps de
déplacés de guerre de Menik Farm, dans le district de
Vavunyia, parmi les 280 000 autres civils tamouls évacués
de la zone de Mullaitivu, la famille a vécu dans la peur et
le doute. « Nous ne savions pas pourquoi nous étions là
ni pour combien de temps ! »
Cette période a profondément bouleversé Rajavi qui
en relate certains événements avec peine : « J’ignore
combien nous étions dans notre zone, peut-être 25 000.
Nous partagions une toute petite tente avec douze
personnes. Les gens souffraient de malnutrition et
de maladies. Deux de mes enfants sont tombés 
malades peu de temps après notre arrivée. J’ai
dû vendre mes bijoux pour acheter des médicaments. 
 Ma fille de 6 ans a été opérée par des médecins
étrangers qui ont soigné ses infections cutanées sur
les jambes et les bras. Mais il était presque impossible
d’assurer son hygiène. Tout était tellement sale ! » La jeune
femme marque une pause et regarde affectueusement ses
enfants, assis à ses pieds dans la poussière.


« Ce que nous avons vécu était horrible, inhumain.
Il n’y avait pas de séparation entre les bassins d’eau
et les latrines, nous buvions de l’eau croupie, infecte.
Les gens souffraient de dysenterie, de malaria, de fièvre.
La nourriture, si on peut appeler ça comme ça, était une
bouillie immonde. Ceux qui critiquaient trop disparaissaient
pendant la nuit. Si bien qu’on n’osait pas se plaindre, de peur
d’être tué. »
DÉMUNIES
Rentrée à Jaffna, sa ville de naissance, en novembre 2009,
Rajavi vit depuis un véritable calvaire : « C’est comme si la fin
de la guerre n’avait rien changé », soupire-t-elle. Sans
éducation ni ressource, elle n’arrive pas à trouver un
emploi. « J’aimerais ouvrir ma propre épicerie, mais
personne ne veut me prêter d’argent. Heureusement,
chaque mois je reçois une aide d’un journal de la ville ».
À peine trente euros, de quoi permettre à sa famille 
de manger un peu. « Je ne pourrais jamais me remarier,
personne ne voudra de moi. Je suis condamnée à rester seule »,
confie tristement Rajavi, avant de se ressaisir : « Mes enfants
sont notre unique avenir. Je destine le peu d’argent que j’ai à leur
éducation. Nous les Tamouls, nous sommes de bons travailleurs,
nous apprenons vite et nous ne faisons pas d’histoire. L’instruction
est quelque chose de très important. Si mes enfants réussissent à
l’école, ils auront un bon travail et la vie sera moins dure. »
Ces femmes, durement marquées par la guerre, sont
aujourd’hui victimes d’humiliations et souvent rejetées par leurs

familles. Considérées par la société comme des êtres porteurs
*de malchance pour avoir perdu leur mari, elles vont trouver de l’aide
là où elle se trou
ve. Chaque diman­che, le Daily Voice of Jaffna, un journal local
tamoul consacre une page entière aux victimes et aux veuves de
guerre.
« Notre but est de raconter l’histoire tragique de ces femmes
dont personne ne se soucie, explique le rédacteur en chef. Elles
ont connu le pire de l’horreur pendant la guerre et aujourd’hui,

elles n’ont nulle part où aller. Les plus démunies sont parfois amenées
à se prostituer. Pour les aider, nous racontons leur quotidien et nous faisons des
appels aux dons que nous redistribuons en fonction des besoins
de chacune d’entre elles. Nous agissons avec nos moyens, car 
le gouvernement ne fait rien pour les aider. Et nous continuerons
aussi longtemps que cela sera nécessaire. »

PAS DE REPROCHE
Sodhi a elle aussi 34 ans. Cette Tamoule hindoue a perdu
son mari lors des bains de sang de Mullaitivu, en avril 2009.
Aujourd’hui, elle se retrouve seule avec sept enfants à charge et
sa mère, âgée de 62 ans. « Mon mari possédait une affaire
de pêche dans l’est. Nous avions plusieurs bateaux et une
belle maison. Nous étions heureux. Aujourd’hui nous avons
tout perdu. »
Sodhi est revenue à Jaffna après la guerre pour s’installer sur un
terrain que son père avait acheté avant sa mort. « Une ONG
japonaise nous a apporté une tente pour nous abriter
en attendant que nous construisions une maison », explique la
veuve en désignant un petit cube de ciment haut de deux
mètres à l’entrée de la propriété. « C’est ici que nous nous
installerons une fois les travaux finis. »
Depuis plus d’un an, la famille vit sans électricité ni eau.
« Nous n’avons qu’une lampe à pétrole pour neuf 
personnes, nos nuits sont très sombres ! raconte
Sodhi. L’arrivée d’eau du village ne fonctionne plus et
personne n’est venu la réparer. Alors je vais au puit dans
un champ voisin, une dizaine de fois par jour. À la fin, je ne
sens plus mes bras. »













Il n’y a aucune plainte dans sa voix, pas le moindre repro­che.
Cette jeune fem­me semble accepter sa situation avec courage.
« Heu­reu­sement que j’ai un frère qui m’aide à payer la nourriture
et les trajets en bus scolaire pour les enfants. »
Sodhi formule même des projets et mise sur l’avenir.
« Notre maison sera bientôt achevée, il me manque
encore un peu d’argent que je compte gagner en travaillant.
J’aimerais apporter mon aide dans un dispensaire. 
 Je pensais devenir aide soignante. Avec toute l’expérience
acquise avec mes enfants, je suis certaine d’être 
formée pour ce travail », dit-elle sans se départir de
ce sourire inaltérable qu’elle affiche comme pour braver
ses malheurs.
Mais il y a autre chose qui travaille la jeune fem­me. Au
départ elle ne veut pas en par­ler, mais elle cède bientôt
sous l’insis­tance de sa mère : « Il y a un autre moyen
de se faire de l’argent plus vite. Si j’arrive à prouver
la mort de mon mari, le gouvernement m’aidera. Le
problème, c’est qu’il est mort sur une zone de combat avec
des milliers d’autres civils et que les autorités ne donnent
pas les noms des victimes. »
Le gouvernement sri lankais promet 50 000 roupies
(350 euros) aux veuves de guerre en échange du certificat
de décès de leur mari. Un document que Sodhi n’obtiendra
pas tant que le Président Mahinda Rajapakse continuera
d’affirmer « qu’il n’y pas eu de victime du côté des
civils lors des combats de Mullaitivu. »

Chiffres-clés

80 000 à 100 000 : c’est l’estimation du nombre de
victimes pendant le conflit.
90 000 : c’est le nombre de veuves de guerre aujourd’hui
au Sri Lanka.
300 000 : c’est le nombre de civils tamouls déplacés
de force en 2009 dans des camps militaires reconvertis
en camps de réfugiés.
17 000 : c’est le nombre de Tamouls toujours détenus
à ce jour dans les camps de réfugiés.

Un quart de siècle de guerre civile

C’est au début des années 1970 que les premiers
heurts opposent la minorité tamoule de confession
hindoue (18 % de la population) à la majorité
cingalaise bouddhiste (74 % de la population) qui
la tient à l’écart depuis le départ des colons britanniques en 1949.

1976. Naissance des Tigres de libération de l’Eelam
tamoul (LTTE), qui réclament la création du Tamil
Eelam, un État séparé pour la minorité tamoule dans
le nord et l’est du pays.

Juillet 1983. Le pogrom du « Juillet noir » visant la
communauté tamoule de Colombo marque le début

de la guerre civile.

1987. Les combats s’intensifient. Début des premiers
attentats suicides du LTTE.

Mai 1993. Un kamikaze tamoul tue le prési­dent
sri-lankais Ranasinghe Premadasa après l’échec
d’une tentative de pourparlers de paix.

Février 2002. Colombo signe un accord de
cessez-le-feu avec les Tigres tamouls.

Décembre 2005. Les rebelles lancent leur
première grande attaque depuis le début

de la trêve en 2002. Cette offensive est suivie
d’une série d’attaques.

Juin 2006. Échec des négociations en Norvège,
destinées à restaurer la paix.

Janvier 2009. L’armée s’empare de Kilinochchi,
la capitale de facto des Tigres.

17 mai 2009. Les rebelles assiégés à
Mullaitivu (leur dernier bastion de la côte
est) proposent de déposer les armes. Leur
chef Velupillai Prabhakaran est tué.

18 mai 2009. Le gouvernement annonce sa
victoires sur les Tigres tamouls.

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